Comment supporter les autres et mettre de côté les conflits ?

Pendant quarante ans, Jean-Jacques Vingtrois est parti pêcher en mer d’Irlande, une zone qui va du Havre à la pointe de la Hague, en Normandie. Comment un équipage de six hommes vit-il ensemble sur un navire de 25 mètres pendant 8 à 12 jours ? Nous lui avons posé la question sur son ancien bateau, Le Vauban, à Port-en-Bessin.

Un équipage, c’est huit hommes : un patron, un mécanicien et six matelots

Il a toujours le pied marin, Jean- Jacques. D’une main ferme, il empoigne l’échelle de coupée et hisse ses soixante-dix-huit ans à bord. Le Vauban est rentré la veille et, avant qu’il ne reparte le lendemain, trois hommes entretiennent les machines, à grand renfort de mugs de café brûlant. « Un équipage, c’est huit hommes : un patron, un mécanicien et six matelots, explique le marin aujourd’hui retraité. Deux sont au repos à tour de rôle, pendant que les autres partent en « marée » [campagne de pêche, Ndlr]. » Nous empruntons la coursive, direction le gaillard d’avant, fraîchement repeint aux couleurs du navire : blanc, bleu et jaune. Jean- Jacques nous a prévenus: « Je ne suis pas à l’aise pour parler. »

Un métier dangereux

Pas facile en effet de mettre des mots sur un métier si dangereux avec ses accidents et ses marins «péris en mer», qui disparaissent encore tous les ans. Quand l’un d’eux manque à l’appel, comme Julien, le patron du Calista qui a sombré en avril 2023, c’est toute la petite ville portuaire qui pleure et qui se serre dans l’église aux pieds de Notre-Dame-des-Flots. Voici justement sa statue, bien encadrée, sur la passerelle, le poste de pilotage du Vauban où officient le patron ou le second et les marins pendant les quarts. Jean-Jacques la couve d’un regard tendre.

Marie, toujours là

Marie est toujours là, protégeant ses marins des «vagues scélérates», des épaves dans lesquelles un chalut peut se prendre si facilement, des tempêtes aussi. « Quand j’ai commencé et que la mer était trop mauvaise, on allait s’abriter dans les ports anglais. Maintenant, cela coûte tellement cher d’armer un bateau que l’on reste en mer coûte que coûte. » Avec un métier si dur, l’heure n’est pas aux conversations.

Marie est à bord du Vauban.

En mer, il faut coopérer dans un espace commun

À bord d’un chalutier comme le Vauban, chaque membre de l’équipage a un rôle précis : du patron au mécanicien, en passant par les marins et le matelot. Dans cet environnement, l’absence d’intimité impose une discipline collective. La proximité constante exige que chacun mette de côté son ego pour privilégier le bien commun.

Jean-Jacques Vingtrois, ancien marin ayant passé 24 ans en mer, explique :

« On peut avoir des coups de gueule, mais tout doit se régler rapidement. Il est impossible de garder une rancune. Chacun sait que l’autre fait de son mieux dans des conditions parfois très exigeantes. »

Cette capacité à tourner la page est essentielle pour garantir la sécurité et l’efficacité de l’équipage.


Gérer les tensions et désamorcer les conflits

En mer, les conflits ne peuvent pas être évités, mais ils doivent être gérés rapidement et avec maturité. Jean-Jacques rappelle que les discussions échaudées doivent être suivies d’une résolution immédiate :

« Rester sur un conflit n’a pas de sens.»

A bord du Vauban avec Jean-Jacques, Marin pêcheur a port-en-Bessin pour CE322
Jean-Jacques, Marin pêcheur a port-en-Bessin pour CE322

Les coups de gueules sont inévitables

Pour Jean-Jacques, « l’humour et la camaraderie jouent un rôle essentiel pour désamorcer les situations tendues. »

Cela n’exclut pas les coups de gueule, les tensions, la fatigue, le froid, ni le manque de sommeil. L’âpreté des conditions de travail à bord soude les hommes et les âmes ; chacun sait combien l’autre est nécessaire.

Port-en-Bessin-Huppain

« Chacun est à son poste et sait ce qu’il a à faire. » Une maladresse, une distraction et c’est, peut-être, l’accident. Le marin est responsable de lui-même et aussi des copains. Un lien fort, presque viscéral, à la vie, à la mort. Et s’il y a des frictions ? « Cela arrive, on gueule un coup et puis on n’en parle plus. » Parfois, le patron doit intervenir, mais une fois les choses réglées, la page est tournée. Et si l’on ne s’entend pas avec un matelot en particulier, le travail est suffisamment intense pour ne pas en souffrir. L’effort et l’objectif communs d’une campagne de pêche réussie relativisent les broutilles. « Avec un équipage de six femmes, ça ne se passerait pas comme ça ! », s’amuse le marin en descendant l’échelle pour nous faire visiter le pont inférieur. À la proue, les énormes treuils qui actionnent les chaluts. Au centre du bateau, la table de tri des poissons qui arrivent sur un tapis roulant après avoir été déchargés. Sur un côté, la cabine où l’on met sa tenue de travail, la douche et l’étroite échelle qui conduit au niveau inférieur où, entre la réserve de cordes et de filets, se lovent les couchettes des matelots (le « patron » a sa cabine sur la passerelle). Si chaque membre d’équipage a la sienne, il y dort par tranche de deux heures quand le chalut est descendu et que le navire avance doucement pour le remplir. Court sommeil bercé par le roulis et le ronronnement de l’énorme moteur diesel. Le lieu où tous se retrouvent, c’est la cambuse (la cuisine) avec la table où l’équipage prend tous ses repas en commun. Alors, le travail s’arrête. La chaleur revient peu à peu dans les mains gelées. La popote mijotée et les frites fraîches préparées par le mécanicien-cuistot redonnent des forces. Détente et travail partagés qui soudent les hommes mieux qu’un long discours.


« On pense à la Vierge Marie et à nos familles à chaque départ.»

Dans un monde où les conflits semblent inévitables, s’appuyer sur des valeurs fortes et une spiritualité peut aider à garder un cap.


Retrouvez Jean-Jacques dans le
Chemin d’éternité n°322, Janv. fév. mars 2025

Supporter les autres, CE322

Les autres, c’est vital

Un jour, le bateau de Jean-Jacques sort juste après un autre bateau. Les marées s’enchaînent, Jean-Jacques est à la barre quand tout à coup le patron de l’autre bateau appelle à la radio : « SOS, voie d’eau ! » Aussitôt, le navire se porte à son secours.
Arrivé sur les lieux avant l’Abeille Languedoc, un navire-remorqueur de haute-mer, Jean-Jacques observe les marins debout sur l’avant du bateau que la mer recouvre déjà. Ils embarquent sur un canot pneumatique et sont hissés à bord. Leur bateau sombre quelques heures plus tard. « En mer, explique Jean-Jacques, quand on n’a pas de bateau en vue, c’est angoissant. Mais une coque à l’horizon, c’est savoir qu’on peut être sauvé en cas de pépin. » On a toujours besoin des autres.

Salle de machine du Vauban à port-en-Bessin pour CE322

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