Le deuil touche chacun, tôt ou tard. Pourtant, dans une société où tout s’accélère, où l’on célèbre la performance, la réussite et un bonheur sans faille, la mort dérange. Elle interrompt le flux, fait vaciller les repères et nous renvoie brutalement à notre vulnérabilité. Nous ne sommes plus préparés à ces arrêts du temps. Il n’y a plus de place pour la lenteur, les silences, la douleur. Nos relations se construisent souvent dans l’agir, dans la fête ou le travail, et le peu de temps qui reste se dissout devant les écrans. Paradoxalement, le deuil devient l’une des dernières occasions de se retrouver soi-même.
Psychologue clinicienne et intervenante régulière dans les médias, Marie-Estelle Dupont aide à mettre des mots sur la souffrance et à accompagner les transformations intérieures qu’elle provoque. Dans ses ouvrages — notamment Se délester du poids du passé (Eyrolles, 2024) —, elle invite à un travail à la fois exigeant et concret : observer, comprendre, agir. Loin des utopies collectives, elle rappelle qu’un levier reste accessible à chacun : prendre soin de soi, pas à pas, jour après jour. « Travailler sur soi, c’est changer le monde », affirme-t-elle. Consoler, ajoute-t-elle, ne signifie pas anesthésier la peine, mais lui donner un espace pour être entendue, puis orientée. C’est tout le sens de cet entretien : éclairer les dynamiques du deuil et ouvrir des chemins praticables.
Qu’est-ce que le deuil ?
Le deuil commence quand on perd un proche, mais il peut aussi être symbolique, lorsqu’une épreuve de vie nous dépouille d’une part de nous-même. Le modèle proposé pour la première fois par la psychiatre suisse Élisabeth Kübler-Ross dans son livre de 1969, Les derniers instants de la vie, suggère cinq étapes du deuil et postule une série d’émotions ressenties par des malades en phase terminale avant leur mort. C’est un processus, non un état, et il traverse plusieurs étapes : d’abord le déni, puis la colère, ensuite le marchandage, avant d’atteindre, parfois après bien des allers-retours, l’acceptation et la transformation. Les larmes, la fatigue, la perte d’appétit, le désintérêt pour ce qu’on aimait autrefois sont des réactions normales. Elles ne relèvent pas d’une maladie psychiatrique. « Le deuil fait partie de la vie », rappelle la psychologue. Nous sommes des êtres de lien, et la mort, en rompant l’attachement, nous oblige à nous réorganiser intérieurement. Rapatrier l’investissement affectif, que l’on avait confié à l’autre, vers soi-même devient alors un acte vital. Cela demande du temps, du respect, de la patience — autant de qualités que notre époque a tendance à oublier.
Être en deuil
L’expression « faire son deuil » agace Marie-Estelle Dupont, tant elle reflète notre obsession de la maîtrise et du résultat. « Je préfère dire : être en deuil », précise-t-elle. Jadis, on portait le deuil, et ce signe extérieur aidait le cœur à nommer l’épreuve. Perdre un enfant, par exemple, déchire l’ordre naturel des choses. « Il y aura un trou dans le cœur, à jamais », dit-elle avec sobriété. Pourtant, la vie reprend, autrement. Certains découvrent une lumière intérieure qu’ils n’avaient pas connue. D’autres se recentrent sur l’essentiel, ou trouvent une nouvelle forme de lien spirituel avec le défunt. Elle ne remplace pas la présence physique, mais elle soutient, elle console, elle rend possible un souffle, une continuité de l’amour dans une autre dimension.
Comment traverser le deuil ?
« Comment je fais ? » Cette question, souvent criée, traduit la douleur de celui qui ne trouve plus de prise. Pourtant, comme le rappelle Marie-Estelle Dupont, « on ne transforme que ce que l’on accepte ». Refuser de s’effondrer, c’est prolonger la peine. Il faut parfois consentir à tomber pour pouvoir se relever. L’hyperactivité, les distractions, les compensations ne font que retarder la cicatrisation. Accepter la lenteur, reconnaître son impuissance, c’est déjà avancer. Un matin, simplement réussir à se lever ou à prendre une douche devient une victoire. Puis, un jour, sans s’y attendre, un rire s’invite, un élan revient. « La vie est têtue », sourit Marie-Estelle. Et cette ténacité de la vie, discrète mais réelle, trace le chemin du retour à soi.
Solitude habitée et dialogue intérieur avec le défunt
La solitude a sa place, elle n’est pas une ennemie. Au contraire, elle permet de tamiser les souvenirs : on regarde des photos et on pleure en gardant le meilleur de la relation. « C’est le pivot du deuil. » explique la psychologue. Ce passage de la présence incarnée à la présence intérieure fonde un dialogue silencieux : Que m’aurait-il dit ? Comment aurait-il réagi ? Peu à peu, ce dialogue soulage. Dans le même temps, les relations se réajustent. Certains amis s’éloignent, incapables de soutenir la peine ; d’autres se révèlent, offrant un appui inattendu. Cette redistribution du cercle affectif fait partie du travail de deuil. Il faut aussi se méfier des pièges de la culpabilité, notamment dans les fratries où peut surgir le syndrome du survivant. L’enfant qui reste doit comprendre qu’il n’a pas à vivre « pour deux », il n’est pas supposé récupérer les attentes qui pesaient sur l’enfant décédé. Sa propre vie garde sa légitimité et sa liberté. De plus, on évite de vivre « par procuration » la vie du défunt. Cette dérive mélancolique doit alerter. Elle appelle une aide professionnelle.
Des rites et des gestes qui aident
Que faire concrètement ? Les rites funéraires soutiennent et honorent la mémoire. Ils inscrivent la filiation, reconnaissent la continuité de la vie à travers les générations. Les supprimer, c’est nier l’humanité du lien. Chacun peut inventer des gestes simples : achever un projet laissé inachevé, écrire une lettre, raconter la vie du défunt à ses enfants.
« Quand on prie, on reçoit des réponses », confie Marie-Estelle Dupont. La prière, surtout dans les deuils traumatiques, comme le suicide, devient un lieu de vérité et de réconciliation. Elle permet de demander ou d’offrir le pardon, même longtemps après. À l’inverse, vouloir « vivre à la place de l’autre » entretient l’illusion et empêche la guérison. Un hommage sobre, fidèle, ajusté au temps, permet d’avancer sans trahir l’amour.
Faire le deuil d’une relation conflictuelle
Faire le deuil d’une relation conflictuelle s’avère parfois plus douloureux que celui d’un lien harmonieux. L’absence interdit toute réconciliation directe. Alors la colère se retourne contre soi. « Le pardon le plus difficile, c’est souvent envers soi-même », souligne la psychologue. Il s’agit de reconnaître les zones d’ombre : la peur, la résignation, la dépendance. Pour les femmes victimes de violence, par exemple, l’enjeu n’est pas d’absoudre l’agresseur, mais d’oser se pardonner à soi-même, de se reconnaître digne d’un amour respectueux.
Nommer la faute, dire la blessure, écrire, prier : chaque mot posé devient un pas vers la liberté. Ce travail intime permet de remettre la relation à sa juste place — finie, certes, mais féconde d’enseignements. On peut aussi confier ces blessures dans la prière où un chemin de liberté s’ouvre.
.
« Mettez des photos, priez et vous aurez bien mieux que n’importe quel montage avec une voix artificielle. »
Pourquoi la séparation fait si mal ?
Ce qui effraie dans la mort, ce n’est pas tant l’idée de disparaître que celle d’être séparés. Les enfants le comprennent instinctivement. Ils ne craignent pas leur propre mort, mais celle d’une grand-mère aimée, figures tutélaires de tendresse, de stabilité et de transmission. Ces femmes, souvent marquées par les épreuves du siècle, incarnent une forme de dignité silencieuse et courageuse. Leur disparition réveille l’angoisse du “quitter”, du “perdre”. La nuit le révèle et parfois les troubles du sommeil le montrent. Notre inconscient, lui, ne connaît pas la mort : il continue de rêver le lien. Par conséquent, le travail du deuil consiste à intégrer ce “nous” partagé dans sa propre identité. Ainsi, on parle pour rassurer. On ritualise pour garder des repères. On renoue avec son intégrité, on apprend à vivre avec le manque. Dans le deuil d’un enfant, cette traversée prend une dimension bouleversante : « On renaît de ses cendres », dit Marie-Estelle Dupont. La blessure ne se referme jamais totalement, mais elle se transforme, et la vie finit par reprendre.
Se tourner vers la Vierge Marie plutôt que les chatbots…
Confier un défunt à la Vierge Marie touche même ceux qui se disent éloignés de la foi. Le symbole de la Pietà, cette mère portant dans ses bras le corps de son fils, parle à tous : elle consent à l’insupportable et remet à Dieu ce qu’elle ne peut retenir. C’est un geste d’amour et de confiance. À l’inverse, certaines technologies promettent un simulacre de présence — ces chatbots qui imitent la voix des défunts — et entretiennent dangereusement la confusion entre réel et imaginaire. « C’est une supercherie », prévient la psychologue. Le deuil, déjà fragile, ne peut se vivre dans le mensonge. La vraie mémoire se tisse dans la prière, dans le souvenir vrai, non dans la simulation. C’est là que naît un dialogue intérieur durable et apaisé.
Les aidants familiaux
Accompagner un proche jusqu’au bout est une épreuve d’amour. Cela épuise, cela coûte, parfois jusqu’au découragement. « Pourtant, beaucoup ne regrettent pas d’avoir été là », souligne Marie-Estelle Dupont. Ils ont reçu une leçon d’humanité, ils ont vécu des paroles inoubliables, ils ont aimé jusqu’au bout. Leur deuil, ensuite, est particulier : il succède à un temps d’osmose intense et laisse un grand vide. L’arrêt brutal sidère et le risque de glissement existe, surtout en cas d’isolement.
Dans ces moments, l’entourage, les médecins, les prêtres ont un rôle essentiel. Partager, lire des témoignages, rencontrer d’autres aidants aide à se relever. Le livre d’Héloïse Maillot-Nespo et Blandine Chemin-Sauque, Quand on devient aidant familial (Albin Michel), en témoigne avec justesse. Comprendre que le don de soi ne se confond pas avec le sacrifice libère : on peut s’être donné sans s’être perdu, et retrouver la paix du “tout donné”.
Confrontée à la perte d’autonomie de sa mère, atteinte d’un cancer, Éloïse Maillot-Nespo se retrouve un jour brutalement aidante familiale. Elle tente de répondre aux questions : Comment être à la fois fille et aidante ? Comment se préserver ? Comment réussir à faire son deuil après avoir été si profondément lié à un proche ?
Le deuil blesse, il sépare, il oblige. Mais il n’interrompt pas la relation. Il la transforme. Peu à peu, un dialogue intérieur se tisse, jour après jour. Il devient source de fidélité, de présence et de vie. « La douleur s’apaise, la présence reste autrement », confie Marie-Estelle Dupont. Traverser le deuil, c’est avancer sur ce fil invisible entre l’absence et la mémoire, dans la certitude qu’aimer ne s’efface pas. Ensemble, nous pouvons porter ce pas-à-pas. Avec délicatesse. Avec respect. Et, si vous le souhaitez, dans la prière.





