Christian de Cacqueray : « Le rite funéraire est une préfiguration du deuil »

« Le rite funéraire est une préfiguration du deuil », telle est l’observation de Christian de Cacqueray, le fondateur du Service Catholique des Funérailles. Pendant notre rencontre à Paris, il nous a expliqué que les funérailles étaient une séquence de vie augmentée, la place du rite dans les funérailles, l’importance de construire le parcours funéraire dans une relation et en quoi le rite funéraire était un condensé du deuil.

Quelle est la place du rite dans les funérailles ?

Les rites ont évolué. On observe par exemple une raréfaction des veillées du corps à la maison, une diminution des funérailles à l’église, leur remplacement par des cérémonies laïques animées par les services de pompes funèbres, la progression des crémations, etc. Aujourd’hui, je dirais que tout est différent, dans le sens où les comportements ne sont plus unifiés. Nous sommes à l’époque de l’atomisation, de la personnalisation, et même pour des obsèques, les gens veulent inventer quelque chose de singulier qui marquera l’identité de ce temps, à l’image du défunt ou de ce qu’il était pour eux, dans le but de susciter l’émotion. Ainsi, tout protocole rituel est suspecté d’une sorte de froideur, d’un côté un peu artificiel, répétitif et désincarné.  

Christian de Cacqueray est le fondateur, avec le cardinal Lustiger du Service Catholique des Funérailles en 2000.

Construire le rite funéraire dans la relation

Au Service Catholique des Funérailles, nous devons prendre en compte ce besoin de singularité pour construire le parcours des funérailles qui inclut l’adieu au visage, la célébration dans un lieu de culte, et la destinée finale de la dépouille. Nous faisons du cousu main pour nous adapter aux familles. En prenant le temps de leur expliquer tout ce qui est possible et en les laissant libres de choisir la meilleure solution.

Construire ce parcours rituel dans la relation est le cœur de notre mission.Nous sommes dans une relation de prestataire de service mais nous y allons à main nue et le cœur ouvert, c’est à dire que nous nous fondons sur notre rencontre avec les familles. Tant que des personnes ne vous ont pas un peu raconté ce qu’ils ont vécu avant le décès, qui ils sont, qui étaient leurs parents, vous ne pouvez pas raisonnablement savoir comment les choses vont s’organiser.

Nous essayons d’avoir une liberté intérieure pour les comprendre, entendre d’où ils viennent, avec quoi ils sont là, autour de cette table. Le décès est parfois intervenu trois heures avant qu’on soit réuni, ou alors de façon très brutale la veille. Donc, à partir de cela, plusieurs questions se posent. Par exemple : « Est-ce que revoir le défunt et le veiller va compter pour vous ? » Pour des personnes qui ont passé des mois à veiller un proche malade, ce n’est pas forcément la priorité.

Qu’est-ce qui se joue au niveau de l’humain quand on quand on perd un proche ?

C’est un grand bouleversement, un tremblement de terre, une remise en cause. La mort déséquilibre une construction relationnelle qui a fait notre vie, dans notre famille mais aussi parmi nos amis, au travail, dans notre quartier, dans tous nos lieux d’investissement. Une personne qui meurt n’est plus. Et du jour au lendemain, il faut réinventer nos relations sans elle. Voilà le grand enjeu.

Dans un contexte d’urgence que l’on ressent plus intensément dans des métropoles où l’on a perdu la culture du temps des obsèques, où tout paraît compliqué, il faut arriver d’abord à s’imprégner de cette formule pleine de sagesse d’Antoine de Saint-Exupéry : « Le rite est dans le temps, ce que la demeure est dans l’espace. »  Je m’explique : la personne en deuil est à vif. La mort d’un proche, c’est abrasif. Celui qu’elle accompagnait tout à coup, est mort. Quelque chose de l’ordre du « plus jamais » s’impose à elle.

En quoi le rite est-il une « demeure » pour elle ? Ces étapes du rite (par exemple mardi, 9 h 30, adieu au visage à l’hôpital Saint-Joseph, célébration à 10 h 30 à la paroisse du Saint-Sacrement, inhumation au cimetière du Montparnasse), sont une demeure symbolique en train de se construire.

Elle permet aux familles de se projeter dans le concret. L’adieu au visage, qui va y aller ? Est-ce qu’on emmène les enfants ? Est-ce qu’on va parler à ce moment-là ? Qu’est-ce qu’on va dire, des textes, des prières ? À l’église, qui va rencontrer l’équipe, le célébrant, faire le livret, s’occuper des fleurs ou prendre la parole ? Et pour la sépulture ?

Les funérailles : « des séquences de vie augmentée »

Dans cette construction, j’observe un phénomène récurrent : le besoin d’annoncer le décès pour que cette mort fasse événement. Pourquoi ? Parce qu’on a besoin du collectif. Annoncer un deuil dans les journaux, c’est une bouteille à la mer. En publiant un faire-part, on espère les personnes qu’on avait perdu de vue ou même dont on ne connaissait pas l’existence, mais qui ont eu un rôle dans la vie de notre défunt : un professeur de piano qu’il a eu dans son enfance ou des patients par exemple. Ils liront l’annonce et se présenteront aux obsèques. Cette dimension collective fait non seulement du bien mais ressoude un tissu humain souvent délité par le quotidien et par les réseaux sociaux.

Nous savons tous intuitivement que les funérailles sont des moments hors-normes. Je les appelle des séquences de vie augmentée. La valeur symbolique est partout, dans tout ce qui se vit à ce moment-là et qui va marquer notre mémoire.

Il y a aussi la dimension de l’affectivité. Connaissez-vous d’autres moments de la vie où les gens se disent des mots de réconfort, d’affection, d’amour dans des proportions aussi importantes ? Quand vous vous retrouvez lors d’un deuil d’un oncle un peu éloigné, vous pouvez avoir envie de partager un souvenir. Il est peut-être très anecdotique, mais il fait tellement plaisir !

Christian de Cacqueray : le rite funéraire est une préfiguration du deuil

Le parcours rituel des obsèques préfigure le processus de deuil qui prendra, lui, des mois voire des années peut-être. On le retrouve à chaque étape des funérailles.

Première étape : l’adieu au visage

Elle permet de prendre conscience de la réalité, de la perte. Dans nos campagnes on disait : « Quand on embrasse un mort, on n’en rêve plus. » Il y a une part de vérité car quand on touche le corps froid, on prend conscience que la vie n’y est plus. Cette étape est l’occasion de s’interroger sur le devenir du défunt : « Où est-il ? Qu’est-il devenu ? » Voilà au fond, la question majeure qui est posée.

Face à la sidération que produit le deuil, la proximité de la dépouille conduit à accepter la perte. On peut y voir un sens spirituel et religieux que le père Sertillanges décrit comme : « Ce qui était dans l’ordre de la chair est à présent dans l’ordre de l’esprit. » Pour cela, il faut le vouloir et désirer rentrer dans cette communion dans l’esprit.

Deuxième étape : la célébration

La mise en collectif de la perte, du deuil. C’est le temps de la quête du sens et de l’expression des pardons.

Troisième étape : la sépulture

Cette étape symbolise ce que le père Monbourquette – dont je recommande les livres – appelle la sortie de deuil avec l’héritage spirituel. C’est une vraie alternative à celle de Freud pour qui le deuil ne se termine jamais. Au contraire, l’héritage spirituel manifeste une étape au cours de laquelle on comprend que, d’une certaine manière, le meilleur de la personne que j’ai tant pleurée est en moi et vit en moi au sens où je me suis approprié ces qualités que je reconnaissais en lui ou en elle. C’est magnifique. Cela peut être aidé par l’existence d’un lieu de mémoire où je pourrai revenir.

Quatrième étape : la convivialité

Elle se situe tout de suite après la célébration. Plusieurs choses s’y passent. D’abord, la tension nerveuse retombe. Même dans des situations extrêmement paroxystiques en termes de douleur, des morts brutales par exemple, il y a une forme de joie. On est en paix avec soi-même, dans ce sentiment d’avoir rempli son devoir de rendre un bel hommage et d’avoir accompli quelque chose. On se le dit souvent : « C’était une belle célébration ! »

Cette sorte d’échanges est très bon. Ensuite, on retrouve des personnes que l’on n’avait pas vues depuis longtemps et on célèbre le fait que le défunt nous réunit pour nous souvenir, nous rappeler que nous étions très liés autrefois. Il arrive que l’on prévoie de se revoir… Quelque chose se renoue et la relation dans l’esprit est à l’œuvre. Ce sont des moment extrêmement précieux, heureux et joyeux et il est bon qu’il en soit ainsi.

Le rite funéraire fait résonner la parole que toute mort a à dire aux vivants

La ritualité consiste à savoir où et quand on sera en présence du défunt et ce que l’on va vivre dans ces moments-là. Il est tout à fait possible de vivre ces étapes de manière technique. Par exemple, un adieu au visage peut consister en une levée de corps très technique avec une simple fermeture du cercueil en présence des proches sans que rien ne soit dit. Ou encore une célébration dans un lieu un peu aseptisé, avec lecture de textes impersonnels. Ou quelques musiques entendues au crématorium etc.

Ces étapes peuvent être tellement technicisées, qu’elles font taire la parole que toute mort a à dire aux vivants. Ou en tous cas, elles ne permettent pas de la faire résonner. Et c’est précisément ce qui meut notre engagement au Service Catholique des Funérailles.

La mort est une circonstance qui interpelle les vivants sur leur propre existence, que l’on soit croyant ou pas. Je vois trop souvent arriver des gens qui s’excusent presque de ne pas être croyants. Mais au Service Catholique des Funérailles, nous accueillons tout le monde. Pourquoi ? Parce que ce que nous proposons ici a une dimension catholique, c’est-à-dire universelle.  

Quelles relations avec un défunt ?

Dans la construction du parcours rituel, ce qui compte par-dessus tout, c’est le soin que l’on va mettre à investir ces temps et à leur donner du sens. Passé le premier contact au cours duquel sera peut-être évoqué un manque de foi ou de pratique religieuse, une question va ressortir de manière universelle : celle de savoir si les liens d’affection qui nous unissaient à la personne que nous pleurons sont terminés. Peut-on encore l’aimer ? A-t-il disparu à tout jamais ? Ou au contraire, va-t-on tisser quelque chose de différent encore et encore ? Et qu’est-ce qui permettra à ces liens d’exister ?

Comme chacun d’entre nous, j’ai mes deuils. Par exemple, j’aimais profondément ma grand-mère. Quand j’avais seize ans, elle a eu un cancer du sang. La veille d’un départ en pèlerinage à Rome, je suis allée la voir et j’ai eu l’occasion très particulière de lui dire adieu. Je savais que c’était le dernier moment.

J’ose dire encore quarante ans après, que je suis certain de la retrouver comme je l’ai vue à ce moment-là. Pour moi, la relation avec elle s’est actualisée dans le temps. C’est très particulier, mais très profond pour moi.

Ma relation avec ma grand-mère s’est actualisée. C’est-à-dire que je l’ai sentie partenaire de ce que j’ai vécu. Par exemple, après sa mort, s’est posée la question de mon mariage et je l’ai sentie non seulement présente dans ce choix, mais très agissante. Ce que je vous raconte, n’est ni perché, ni exceptionnel. Beaucoup d’entre nous peuvent témoigner que leurs morts ont joué un rôle colossal dans leurs choix de vie. On peut les prendre pour des fous ou reconnaître que cette histoire est sainte, qu’il s’agit d’une histoire avec le ciel, avec l’au-delà qui s’avère être en fait secrètement l’ici-bas.

Les morts veillent sur les vivants

La relation avec nos morts est un livre qui ne sera jamais écrit, mais qui est magnifique parce qu’il est rempli de belles histoires où les vivants sont aidés par une infinie bienveillance, un désir profond et agissant que nos vies aillent dans la bonne direction, que nous grandissions dans la foi, dans l’espérance et qu’on soit des gens bien, tout simplement.

Annoncer aux vivants que la mort n’arrête pas tout

La mort n’arrête pas tout. Et en ce sens, le moment précis de l’à-Dieu est fondateur. Il ne faut pas le rater, même si tout ne se joue pas à ce moment-là. Mais un surcroît de vie profonde, intérieure, spirituelle peut s’y enraciner. Je peux symboliser cette séquence des funérailles par un geste (il fait le geste de prendre quelque chose et de le pousser sur le côté) de lâcher-prise : « Va, nous ne retenons pas. » Parce que retenir, c’est rester ancré dans ses souvenirs.

« Va, nous ne te retenons pas », c’est consentir à la séparation de toute cette matière, de tout ce concret qui a fait nos vies et qu’il faut transfigurer autrement, transfigurer dans la relation dans l’esprit. La relation dans l’esprit c’est entrer dans la vie de Dieu car Dieu est esprit, d’une certaine manière dans le deuil.

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