Philosophe, Damien Le Guay participait à la formation des équipes deuil en septembre 2023 au sanctuaire Notre-Dame de Montligeon. Si les morts tiennent une place importante dans son travail, Damien Le Guay parle d’abord aux vivants. Il souligne l’importance de vivre le deuil comme une expérience spirituelle englobant le religieux et le psychique. Il milite pour l’ouverture d’espaces dans la société pour que la réalité psychique du deuil puisse être pleinement reconnue.
Survivre au deuil
Comment peut-on prendre en charge, avant, pendant et après, ce deuil, ce chagrin, cette mort qui vient comme reconfigurer complètement ce que je suis par rapport à celui qui était là ?
Cette personne qui était là a eu cette importance, ô combien essentielle dans la construction de ma personne, dans l’élaboration de ma vie, dans ce que je suis, dans mes attentes, dans les réponses qu’elle m’a données.
Le deuil invisible
Cette personne est à la fois absente et à la fois tout à fait présente. Je dois vivre avec elle et pourtant elle n’est plus dans cette proximité et immédiateté qui était la sienne avant . Comment vivre avec cela ?
Mon idée, c’est de rétablir une continuité sur la question du deuil, du chagrin. La responsabilité individuelle dans le processus de deuil est devenue négligeable et la société ne prend pas suffisamment en compte le temps du deuil, le rendant souvent invisible.
“Rétablir la place du spirituel pour l’humanité c’est reconnaître l’importance de la parole, de la réconciliation et du sens de la relation dans le processus de deuil.“
Damien Le Guay, septembre 2023
L’interdiction du deuil
Je plaide en faveur de la reconnaissance sociale du deuil en tant que processus complexe et prolongé. En effet, il peut parfois durer des années alors que le DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) le mesure à trois mois. L’accompagnement et la prise en charge des personnes endeuillées, appelant à la reconnaissance publique du deuil en tant qu’étape essentielle de la vie est aussi primordial.
Comment sortir de cette interdiction d’être en deuil trop longtemps et de cette injonction de passer à autre chose, de se changer les idées ? D’autre part, comment sortir de cette habitude de soulager le deuil uniquement par un médicament ?
La mort est avant tout et principalement d’ordre métaphysique ou spirituel métaphysique. Puisque ce n’est pas simplement le corps qui meurt mais une personne, ce n’est pas simplement la médecine qui doit accompagner. Il y a quelque chose qui est au-delà de la physique, c’est à dire spirituel.
Rétablir la place du spirituel pour l’humanité c’est reconnaître l’importance de la parole
Le deuil et le chagrin sont avant tout des expériences métaphysiques et spirituelles avant d’être des expériences religieuses. Rétablir la place du spirituel pour l’humanité c’est reconnaître l’importance de la parole, de la réconciliation et du sens de la relation dans le processus de deuil. Minimiser la douleur du deuil par des discours religieux qui insistent sur la réjouissance et le salut dans une épreuve n’est plus possible.
Le spirituel c’est l’esprit qui parle avec lui-même et qui cherche le sens. C’est une boussole déboussolée qui se demande ce qui va se passer ou vont les choses. La religion est un des éléments de réponse de ce spirituel. Mais avant la religion, il y a le spirituel.
Le spirituel n’est ni religieux, même s’il peut le devenir, ni psychologique
L’enjeu est double : Premièrement, ne pas tout réduire à la psychologie. Deuxièmement, ne pas oublier l’essentiel : la souffrance des personnes, le malheur et la désolation. D’un côté, il ne faut pas prendre le risque de mettre le spirituel du côté de la religion et de l’autre, considérer que la religion n’a plus sa place dans la société et que “chacun se débrouille”.
Il faut redonner ses lettres de noblesse à un spirituel qui n’est ni religieux, même s’il peut le devenir, ni psychologique, même s’il peut en prendre des formes. Le spirituel est une réalité en tant que tell : notre psyché. Nous sommes des êtres psychiques, d’imagination, de cohésion, de récit, de sens, de parole et pas seulement des êtres biologiques. Au moment de la mort, c’est cet être qui est là, cet être de parole, d’engagement, de sens, de responsabilité, de l’esprit qui se cherche, de la réponse que l’on espère pouvoir trouver, d’une façon ou d’une autre, les questions que l’on veut poser, des cris que l’on veut pousser.
“Je vais mourir un jour.
Pourquoi n’avons-nous pas les moyens d’un sursaut éthique les uns à l’égard des autres pour se donner le temps de ce partage.”
Une réponse à l’injonction au jeunisme, utile et productif
Tout cela suppose que l’on puisse trouver des espaces dans la société, dans les églises, des endroits comme Montligeon, des endroits adaptés, pour que la réalité psychique (plus forte que la seule psychologie), soit pleinement reconnue. C’est vital pour éviter toute forme de déni et toute forme de déprime généralisée.
Le deuil est un cataclysme émotionnel et ce qui est vital, c’est de lutter contre l’injonction du jeunisme. Elle enjoint d’être utile, productif, d’être capable de travailler, de faire comme si rien ne s’était passé, de revenir très vite à la normale. Donc, quelle place fait-on à la faiblesse de soi, de l’autre, de celui qui ne s’identifie plus ?
Le deuil et la solitude
Aujourd’hui, tout relève de la psychologie individuelle. Je dois me débrouiller seul pour trouver des moyens de résoudre mon problème. Tout le monde voit que maintenant les morts ne sont plus visibles. J’assiste à cette révolution silencieuse de la disparition des protocoles qui existaient à l’égard du deuil et du chagrin : plus de vêtement, plus de visites. Pourtant, le vêtement du deuil, c’est comme une canne blanche pour un aveugle.
La cérémonie des adieux, la visibilité du corps ont disparu. C’est comme si les morts n’avaient plus de place chez nous, dans la scène familiale, dans la maison commune, dans le village. Il faut vite évacuer, cacher et que les enfants ne viennent pas voir ça. Comme si ça pouvait leur faire du mal. Mais au contraire, tout cela fait partie de la vie telle qu’elle est.
Prendre du temps pour le partage avant la mort
Alors, comment familiariser nos concitoyens avec la question de la mort ? Et, deuxième révolution, comment est-on capable d’anticiper cette question les uns avec les autres ? Pourquoi n’en parlons-nous pas entre nous ?
Nous allons tous mourir un jour. Pourquoi n’avons-nous pas les moyens d’un sursaut éthique les uns à l’égard des autres pour nous donner le temps de ce partage ? Il ne s’agit pas simplement de parler de la mort quand elle est presque là, mais aussi de se demander quels sont les contentieux qui nous séparent ? Nous en avons tous, en particulier avec ceux que nous aimons et ceux que nous n’avons pas assez aimé. Ces contentieux sont constitutifs de l’amour, donc de la dépendance.
Comment faire pour se donner le temps de se parler, de se réconcilier, de se dire les choses essentielles qu’on n’a jamais pu se dire : ” Je t’aime, je ne t’ai pas aimé, j’ai fait ceci, mais peut être que tu n’as pas compris. Excuse-moi, pardonne-moi ! Oui, essayons de retrouver ce chemin de la réconciliation qui nous permettra d’avancer.
Dépendants les uns des autres, notre histoire est celle des autres
Cette parole a un double effet : Le premier, c’est de permettre à ceux qui vont mourir de mourir “en paix”. “Totalement en paix” jamais, mais un peu plus en paix qu’avant, réconciliés. Réconciliés avec eux-mêmes et se sentant plus responsables.
La responsabilité, c’est une chose que nous fuyons collectivement. Personne n’est responsable de personne, ni de soi-même. Comment peut-on redonner ce sens de la responsabilité ? Parce que nous sommes dépendants les uns des autres.
Notre histoire, c’est celle des autres, en partage, en mélange. Alléger le poids de notre propre mort vient par la parole, la réconciliation, le pardon, l’échange, les gestes, et tout ce qui permet de faire cette transition de génération en génération de façon plus allégée.
Séparer le spirituel et la religion
Je considère que la question du chagrin et du deuil ne peut se limiter ou être étouffée par la question religieuse ou la question du salut. Car le salut, fût-il une certitude pour certains, n’est pas de nature à diminuer l’intensité du malheur et du chagrin que nous ressentons.
Nous pouvons donner un sens, une orientation, ou une perspective à notre chagrin. Mais je m’élève fortement contre les discours religieux dans des cérémonies d’obsèques ou des messes d’enterrement qui mettent l’accent sur la joie : “Réjouissez-vous, soyez dans l’allégresse car celui que vous aimez, est dans la paix de Dieu !”
Tout cela me semble une forme de dénégation de la douleur que nous ressentons et que nous sommes en droit de ressentir. L’Église doit pouvoir recevoir cette douleur, quand bien même cette perspective serait ouverte et certaine pour celui qui est mort. Mais elle n’est en rien une consolation qui atténuera la dureté de l’épreuve des personnes endeuillées. Le spirituel et la religion doivent être séparés.
La douleur de la séparation
Il faut à la fois reconnaître la part de notre humanité qui est dans la douleur. Et Dieu sait que perdre son père, sa mère, son conjoint, son enfant, c’est une épreuve inhumaine, effroyable. Et en même temps, pour ceux qui le veulent, se dire qu’effectivement il y a quelque chose d’autre qui a commencé et qui ne se termine pas, ou pourrait ne pas se terminer, ou se continuer autrement… Nous retrouverons-nous ? quand, comment, où ? Mystère !
Avant la question de Dieu, se pose la question de l’homme
Si l’on réussit à réhabiliter le spirituel, on réussira à redonner une part de confiance dans l’une ou l’autre des réponses. Préalablement, avant la question de Dieu, se pose la question de l’homme, avant la question du salut éternel du paradis, se pose la question du sens que je donne à ma vie.
L’épreuve du deuil pour grandir
Oui, cette épreuve peut nous faire grandir et nous recentrer. Nous vivons dans un monde agité, rapide, ou le téléphone sonne tout le temps. Les SMS, n’arrêtent pas. C’est une forme d’accélération du temps. Et quelle est l’épreuve de la mort et du chagrin, sinon l’épreuve de la durée ?
La mort intervient dans des moments où le temps, implacablement, nous montre à la fois son côté tragique (la séparation) et son côté expansif, comme une forme d’extase du temps lui-même. C’est à la fois merveilleux et affreux.
Merveilleux, parce que le temps prend une intensité exceptionnelle, parce que nous souffrons, parce que la séparation est là ou a eu lieu, ou parce que la mémoire revient, ou parce que les chronologies s’entrechoquent les unes avec les autres. Il n’est pas là, il est là, il n’est plus là, mais il était là ! Qui était mon père, ma mère qui est partie ? Cela donne de l’épaisseur, de la densité, quelque chose qui est de nature à être une expérience de vie. Trop souvent, nous vivons un peu à la surface de nous-mêmes, des choses et de l’existence.
Regarder la mort, c’est vivre
Parfois certaines expériences comme la musique, la littérature, l’amour, la beauté, la présence de ceux que l’on aime et puis de ceux qui ne sont plus là aussi… qui s’en vont ou qui sont partis, nous donnent une densité exceptionnelle de vie.
Le paradoxe de la mort c’est que nous sommes vivants quand la mort est là. « Tâchons d’entrer dans la mort les yeux ouverts », comme disait Marguerite Yourcenar, ou encore Ray Bradbury : « Vis comme si tu devrais mourir dans dix secondes. » Regarder la mort, c’est vivre aussi, ou du moins avoir la possibilité de vivre plus. Il ne faut pas rechercher la mort en étant obsédé par elle, mais quand on y est confronté, se dire qu’elle peut nous permettre d’être plus vivants que ce que nous sommes habituellement, nous qui le sommes parfois si peu.
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Chaque année, le sanctuaire de Montligeon propose 7 haltes deuil et 2 sessions semaines deuil pour trouver écoute et consolation :
Une session “formation équipe deuil” s’adresse en particulier à ceux qui accompagnent le deuil
Quelques livres
de Damien Le Guay
Qu’avons-nous perdu en perdant la mort ?,
Le Cerf, 2003
Le couvre-tête de Dieu,
Le Cerf, 2007
La cité sans Dieu,
Flammarion, 2010
La mort en cendres (sur la crémation),
le cerf, 2012
Le fin mot de la vie – contre le mal mourir en France, Edition du Cerf, 2014
Les morts de notre vie,
Albin Michel, 2015 (avec Jean-Philippe de Tonnac.)
La guerre civile qui vient est déjà là,
Le cerf 2017
41 exercices d’Hygiène spirituelle,
Salvator, 2020
Quand l’euthanasie sera là…
Salvator, 2022
Damien Le Guay, philosophe, est vice-président du Comité national d’éthique du funéraire. Il enseigne à l’Espace éthique de l’AP-HP (sur les questions d’éthique de la mort) et est maître de conférences à HEC. Auditionné par la première commission parlementaire de Jean Leonetti (« Respecter la vie, accepter la mort », juin 2004) sur les questions d’évolution de la mort et de perte de rituels. Il est critique littéraire au « Figaro Magazine », tient une rubrique dans « Famille chrétienne » et fait de nombreux entretiens sur Canal Académie (webradio de l’Institut de France).